« Ce n’est pas aux hommes de pouvoir d’écrire les règles du pouvoir[1] », sinon ils institueront leur puissance et votre impuissance. Mieux, ils légaliseront cette dernière. Ils la démocratiseront.
Revenons un instant à la démocratie athénienne, lecteur. Sache que si tu es choqué d’apprendre que des esclaves existaient dans la Cité antique, ta descendance, les lecteurs des siècles futurs, sera choquée d’apprendre qu’à une certaine époque, la tienne, des maîtres légiféraient pour toi, citoyen du 21e siècle ! J’espère aussi qu’elle sera stupéfaite en apprenant que ses ancêtres ne se rendaient pas compte que cela ne pouvait pas être bon ! Enfin lecteur, réveille-toi, comment peux-tu penser qu’un système où une poignée d’individus choisissent pour la collectivité sans aucun contrôle, puisse être bon et sans risque pour cette collectivité ? Enfin ! Imagine un instant, toi qui élis aujourd'hui ton représentant, que celui, pour qui le peuple et toi avez voté, décide de faire passer une loi totalement folle. Non inscrite dans son programme. Imagine par exemple qu’il décide de remettre l’esclavage, la ségrégation ou d’autres injustices à l’ordre du jour. Eh bien, ce qui choquera l’homme de demain ne sera pas tant que l’esclavage ou la ségrégation aient un jour été rétablis — car ces choses-là sont des folies et les hommes fous existent à toutes les époques, d’ailleurs ils le deviennent presque tous une fois au Pouvoir — , non, ce qui choquera l’homme de demain, c’est le fait que les gens aient accepté, sciemment ou à leur insu, d’évoluer dans un système qui permettait à de telles injustices, à de telles folies, de naître et d’être appliquées : un système où les gens choisissaient leur maître en assumant le risque, impuissants, de subir, des années durant, des lois injustes, arbitraires, voire malveillantes ou destructrices, sans recours légal efficace. Eh oui, dans un tel système, si un maître venait un jour à rétablir l’esclavage ou la ségrégation, le peuple ne pourrait que crier son horreur et dénoncer sans effet une loi en faveur de ces injustices. Il crierait à la trahison mais il n’en supporterait pas moins les conséquences : il resterait esclave ou objet de discrimination ! Des esclaves à qui on accorde le droit de manifester peuvent toujours hurler à la trahison, ils restent des esclaves ! Tels sont les risques encourus quand on n’est pas souverain et qu’on l’ignore ! Mais quel pauvre peuple que celui qui pense avoir le pouvoir en élisant son chef et qui en choisit un qui remettra l’esclavage ou la ségrégation au goût du jour ! Ce pauvre peuple est endormi, il pense que choisir son chef revient à avoir le pouvoir, et comme il dort, s’il parvient à comprendre qu’il a été mis sous les fers — ce qui n’est déjà pas gagné vu son état de somnolence — il s’en prendra alors au chef esclavagiste qui l’a trompé et qui a établi une loi injuste, au lieu de prendre conscience que c’est ce système représentatif qu’il maintient lui-même qui l’a trompé !
Si l’on réveillait ce pauvre peuple esclave, je veux dire si on le faisait penser, si on lui accordait le temps de penser, alors il cesserait de s’en prendre au représentant tout-puissant et se débarrasserait de ce système prétendument représentatif. Il le ferait tomber, faisant ainsi tomber le chef esclavagiste et ses lois injustes ! Or s’il « dort », s’il ne pense pas, il continuera de se lamenter sur sa vie d’esclave. Il se plaindra ci et là que son représentant se moque de lui mais jamais on ne le verra comprendre que dans un système vraiment démocratique, le peuple ne se contente pas de crier son mécontentement sur la place publique en se lamentant du chef qui a été élu la veille, mais pénètre dans l’Agora pour se disputer au sujet des lois, criant et débattant avec les autres législateurs. Eh oui, lecteur, un peuple souverain est un peuple qui crie. Non pas dans la rue mais dans l’Agora. Non pas pour évacuer sa colère et exprimer son mécontentement comme il fait aujourd'hui dans les manifestations, dans les repas de famille ou devant son téléviseur, mais pour discuter des lois ! Enfin, lecteur, imagine un instant qu’un peuple esclave puisse se lamenter de sa condition mais n’ait aucun pouvoir de s’affranchir : qui donc, hormis de parfaits somnambules, croirait que ce peuple est en démocratie ? Pour s’affranchir, un tel peuple ne doit pas se contenter de l’autorisation de manifester et de crier son mécontentent, il doit désirer conquérir le pouvoir de légiférer ! Si un chef élu par le peuple venait un jour à instaurer l’esclavage, le peuple devra chercher la cause profonde qui a permis au système esclavagiste de naître. La raison pour laquelle un peuple, qui a comme seul droit politique celui de choisir son représentant, finisse un jour en servitude, est que ce peuple a choisi une personne qui a choisi à son tour de remettre cette injustice au goût du jour. Mais la raison pour laquelle ce peuple a choisi cette personne est que ce peuple évolue dans un système où l’on choisit son maître. En choisissant celui qui choisira, un peuple prend tous les risques : celui de se faire trahir, de se faire voler, de participer à des guerres non voulues et même de finir esclave ! Il apparaît alors évident qu’au sein d’un système représentatif, la cause ayant permis à l’esclavage de refaire surface est que le peuple choisit celui qui choisira les lois, et ce sans aucun moyen de recours contre les décisions de l’élu ! Et le pire, dans tout cela, c’est que dans un tel scénario, une majorité d’esclaves trouvent que la solution à leurs maux est dans la possibilité de changer de chef pour en choisir un meilleur, sans comprendre que cela ne les affranchira pas pour autant, sans comprendre qu’en élisant des maîtres, ils prennent le risque de se choisir des traîtres : des individus capables de remettre à l’ordre du jour l’esclavage. Sans comprendre qu’en choisissant un autre maître, ils prennent le risque de choisir un autre traître : celui qui n’abolira pas l’esclavage mais qui lui donnera une autre forme. Peuple, tu veux te prévenir de toute forme de trahisons, de duperies, d’abus de pouvoir ou de lois liberticides, alors cesse de choisir ton représentant et vote tes lois ! Ne demande pas à avoir le droit de choisir ton chef, exige le pouvoir ! Demande la couronne, mieux, prends-la ! Exige la démocratie, c’est ton devoir de citoyen. Cesse d’être le pion utile de la ploutocratie où tu vis et sois le germe qui donnera naissance à la société démocratique de demain ! Cesse de rechercher le candidat qui te promettra le plus de souveraineté, renonce à ce système qui te demande de choisir un candidat, exige ta souveraineté ! Comprends enfin que ce n’est pas le président untel, un individu sorti des urnes, qui te vole ta souveraineté, qui te trahit et qui se moque de toi mais que c’est un système, que tu soutiens de surcroît ! Eh oui, dans un régime où l’on te demande de choisir ton représentant sans avoir de contrôle sur lui, la trahison et la corruption sont des problèmes systémiques. Oublie les pilleurs de pouvoir et concentre-toi sur le système qui leur permet de te piller !
[1]U Notre cause commune. Étienne Chouard