Étant un autoritarisme numérique, le crédit social chinois est un système autoritaire très vicieux en cela qu’il rend impersonnel l’autoritarisme. Cela a toute son importance. En effet, Milgram lui-même avait déjà remarqué que lorsque l’autorité malveillante demandait d’obéir à un ordre, le cerveau humain avait tendance à oublier que cet ordre avait initialement été pensé par des humains et finissait par obéir comme s’il émanait d’une force dépassant l’Homme. Comme s’il n’y avait pas d’autres options que celle d’obéir. Le psychologue américain a appelé ce phénomène le « contre anthropomorphisme »[1]. C’est-à-dire le fait de se « refuser à voir l’homme derrière les systèmes et les institutions ». Partant des travaux de Milgram qui nous informe que les hommes ont tendance à tendre vers ce phénomène de contre-anthropomorphisme quand ils reçoivent un ordre, pensez bien que lorsque ce sera une intelligence artificielle qui vous refusera l’accès à un endroit parce que votre QR code n’est pas valide, les hommes se résigneront vite à cette situation comme si elle était une fatalité en oubliant que ce sont des humains qui sont à l’origine de cette restriction informatisée. Je soutiens que le crédit social accentuera le phénomène de contre-anthropomorphisme dont nous parlait déjà Milgram. Après tout, n’est-ce pas en partie ce phénomène qui opère chez des gens quand ils obéissent consciemment à de mauvaises règles en disant « c’est la loi » ? Je pense que c’est en partie ce phénomène qui explique pourquoi des personnes à qui l’on dit que la démocratie représentative ne leur offre que le droit de choisir des maîtres rétorquent « le système est ainsi, nous ne pouvons rien y faire ». Ces gens prennent ce régime politique pour une fatalité. Ils s’y habituent jusqu’à finir par ignorer ou oublier que ce sont des êtres humains comme eux qui sont à l’origine de ces règles du pouvoir. C’est comme si lesdites règles leur tombaient du ciel rendant les choses inaltérables alors qu’ils pourraient bel et bien les changer en faisant une chose toute simple : en le voulant.
Une société de tacite répression peut avoir recours à divers types de récits pour justifier ses règles. Elle peut prôner la santé, nous parlons alors de société pharmaco-punitive : une société qui punit les citoyens qui refusent un traitement médical. Nous la connaissons bien. Dans une société normale de tels citoyens ne sont pas punis. Dans la société pharmaco-punitive, si ! Ces citoyens sont considérés comme mauvais et se voient punis par la confiscation de leurs droits. En faire des sous-citoyens, telle est l’idée de la société de tacite répression qui n’a rien à envier aux régimes totalitaires et autoritaires francs puisqu’elle peut retirer, grâce à un prétexte — santé, écologie, économie, éducation, sécurité etc., des droits qu’une société démocratique n’oserait même pas retirer à des criminels ou des délinquants. Ce qui démontre bien que la société pharmaco-punitive, qui est une société de tacite répression, est une véritable société liberticide et autoritaire. La société pharmaco-punitive déroule un tapis rouge à la société numérico-restrictive ou crédit social chinois. Les sociétés servant de sas d’entrée au crédit social peuvent se développer à l’infini puisqu’il y en a autant qu’il y a de prétextes possibles : santé, écologie, économie, sécurité, terrorisme etc. Toutes ces sociétés peuvent être exploitées pour formater, préparer un peuple à accepter, normaliser, l’idée même de la société de répression tacite, et donc in fine, du crédit social chinois ou d’une de ses variantes. Si nombre de régimes totalitaires et autoritaires doivent en partie leur maintien à une masse d’individus niant leur nature, alors les sociétés de tacite répression ont de beaux jours devant elles.
J’ai dit que la sécurité pouvait être utilisée comme prétexte pour installer une société de contrôle par le numérique, voire un État policier. En effet, quand l’insécurité devient trop présente dans une société, elle peut entraîner l’avènement d’un État policier que les citoyens réclameront d’eux-mêmes et qu’ils verront comme le signe d’un État fort. Et j’ose affirmer que dans un pays où la justice est trop laxiste, où les peines sont d’une douceur incompréhensible pour ceux qui agressent, tuent, violent etc., on peut se demander s'il n'y aurait pas une volonté de laisser exploser l'insécurité afin que l’instauration d’un État policier soit vu comme une chose allant de soi, mieux, afin que le peuple l'exige lui-même.
En guise de conclusion sur la société de tacite répression et le système de crédit social à la chinoise, j’aimerais rappeler un fait important au sujet de l’autoritarisme ou autres tyrannies. Le fait le plus important et le plus négligé par la plupart des opposants aux régimes autoritaires et aux tyrannies : laisser aux hommes de pouvoir le soin d'écrire les règles du pouvoir et se plaindre ensuite de tyrannie, d’abus de pouvoir ou de répressions, c’est comme laisser un renard dans le poulailler et se plaindre ensuite qu’il ait dévoré toutes les poules. C’est ne pas avoir compris la cause profonde de la tyrannie. Eh oui, un peuple qui laisse les hommes de pouvoir écrire les règles du pouvoir et qui se plaint ensuite qu’on dévore sa souveraineté ou pire ses libertés, est un peuple qui se plaint des symptômes sans avoir identifié la maladie qui le ronge. Eh oui, lecteur, si tu laisses les hommes de pouvoir écrire les règles du pouvoir, si tu te contentes de choisir ton représentant sans pouvoir le révoquer, c’est-à-dire de choisir ton maître, alors ne sois pas étonné que ce « représentant » puisse proclamer arbitrairement un état d’urgence qui lui offrira les pleins pouvoirs, y compris celui d’installer une société autoritaire comme la société de tacite répression que tu connais bien : la société pharmaco-punitive !
[1]« Un autre facteur psychologique en jeu dans ce type de situation pourrait être désigné sous le nom de “contre-anthropomorphisme”. Pendant des décennies, les psychologues ont débattu de la tendance primitive qui consiste à attribuer à des objets et à des éléments inanimés les qualités spécifiques de notre espèce. Mais à l’inverse, il existe aussi une propension à conférer une qualité impersonnelle à des forces qui, par leur origine et leur permanence, sont essentiellement humaine. Pour certains, les systèmes érigés par la société semblent avoir une existence propre dont le champ d’action se situe bien au-delà et au dessus des contingences humaines, dans un domaine qui échappe aux normes de conduite et aux sentiments du commun des mortels. Ils se refusent à voir l’homme derrière les systèmes et les institutions. Ainsi, quand l’expérimentateur lui dit : “L’expérience exige que vous continuiez”, le sujet ressent cette injonction comme un impératif transcendant le simple domaine de l’autorité humaine. Il ne se pose pas la question qui semblerait devoir tomber sous le sens : “L’expérience de qui ? Pourquoi obéirais-je à celui qui l’a conçue alors que la victime souffre ?” Les ordres d’un homme—le promoteur de l’expérience— sont devenus partie intégrante d’un schéma qui s’imprime avec une telle force dans l’esprit du sujet qu’il l’emporte sur toute considération personnelle. “Il faut continuer, il faut continuer !”, n’arrêtait pas de répéter un des participants. Pour lui, l’expérimentateur n’était pas un simple mortel à son image ; l’élément humain s’était volatilisé et “l’Expérience” avait acquis une existence propre, totalement désincarnée. »