L’École devrait peut-être comprendre ce que les géants qui jouissaient d’un immense moi pensant ont compris. Avant de demander aux élèves d’apprendre sous la pression et la contrainte les pensées de ces derniers, elle devrait tenter de réunir toutes les conditions pour que ce moi grandisse. Enseigner à lire aux élèves et leur demander de lire et d’apprendre des livres n’est pas suffisant, cela en fait des outils exploitables et rien d’autre, des outils qui ne vivront ni pour s’interroger ni pour trouver les réponses à leurs interrogations, insensibles à la vérité et au sens.
Quand il aura appris à lire, l’élève qui pense, lira et méditera sur ce qu’il a lu, celui qui ne pense pas, lira et se contentera d’apprendre ce qu’il a lu. Je n’ai pas peur de dire qu’un cerveau allumé , un cerveau qui pense, quand bien même il ne saurait ni lire, ni écrire, ni compter, vaut plus qu’un cerveau éteint, même si ce denier est un virtuose des chiffres et des lettres : le philosophe illettré et souffrant de dyscalculie surpasse le prisonnier de la Caverne qui résout des équations en étant enchaîné au fond de cette Caverne !
Il est tout à fait possible d’utiliser son cerveau sans penser, le fait que beaucoup d’élèves apprennent sans comprendre en est la preuve. Les animaux utilisent leur cerveau aveuglément, c’est-à-dire sans se voir en train de l’utiliser, sans cette capacité d’introspection leur permettant de méditer sur eux-mêmes. Ils sont beaux et fascinants à observer. C’est quand un être qui a la capacité de penser, utilise son cerveau comme un animal, c’est-à- dire sans jamais se demander « pourquoi ? » et ressentir une terrible démangeaison à l’intérieur de ne pas avoir la réponse, que le spectacle devient attristant et pénible. Le moi qui brûle de l’intérieur de ne pas avoir de réponses ou de constater que le faux ou l’injuste triomphe, c’est le moi qui s’interroge, bref le moi qui pense. En faisant grandir ce moi, l’École fabriquerait des êtres qui s’interrogent et vivent pour avoir les réponses à leurs interrogations, elle ne serait plus une usine à calculettes mais une pépinière à philosophes ! Si elle se contente de demander aux élèves d’apprendre à lire, pour ensuite apprendre des livres sans s’interroger, elle est une usine à calculettes ou, ce qui est pareil, le contraire de l’École !
« Il ne suffit pas d’apprendre à l’homme une spécialité. Car il devient ainsi une machine utilisable mais non une personnalité. Il importe qu’il acquiert un sentiment, un sens pratique de ce qui vaut la peine d’être entrepris, de ce qui est beau, de ce qui est moralement droit. Sinon il ressemble davantage, avec ses connaissances professionnelles, à un chien savant qu’à une créature harmonieusement développée1 ».
Le plus important est d’avoir une personnalité, mais qu’est-ce-que la personnalité ? Toutes les simples « machines à survie », c’est-à-dire les animaux, ont leur propre personnalité. Dans une portée, un chiot sera timide, un autre joueur, un autre farouche, un autre câlin et un autre solitaire. Mais pour une « machine à survie » qui pense, c’est-à-dire pour un homme, des traits de caractère sont insuffisants pour parler de personnalité. Une créature de la Nature capable de produire des pensées, doit penser pour avoir une personnalité. Une personne avec un moi pensant éteint, une personne qui se moque de s’interroger, est un individu sans personnalité, peu importe qu’il soit extrêmement timide et ne parle jamais ou extrêmement extraverti et monte sur la table pour crier et danser. Sans moi pensant mature, un homme n’a aucune personnalité. Il peut être timide, extraverti, solitaire ou farouche, comme peuvent l’être les chiots d’une portée, mais pour qu’on le considère comme jouissant d’une forte personnalité, il faut plus, il faut qu’il pense. Si son moi pensant t est mature, alors il peut être le plus extraverti ou le plus timide des hommes, il aura une forte personnalité, et c’est ce qui compte. Celui qui crie en montant sur la table et qui impressionne parce qu’il parle le plus fort, a moins de personnalité et de charisme, s’il ne pense pas, qu’un autre qui prononce trois mots en public, qui les dit en bégayant, en tremblant, mais en pensant. Le charisme dans le monde des sauvages et des enfants n’est pas le même que dans celui des hommes civilisés et des adultes véritables.
Le somnambule pourra monter sur la table pendant le débat et crier, il aura moins de personnalité qu’un homme qui ne parle pas et reste assis, qui ne dit jamais ce qu’il pense, mais qui pense ! C’est-à-dire qu’un homme qui ne dort pas. Et si des hommes assis autour d’une table sont impressionnés par un parfait somnambule et le considèrent comme une personne jouissant d’une forte personnalité, c’est parce qu’ils dorment eux aussi ; il faut en effet être soi-même un somnambule pour trouver qu’un autre somnambule ait une forte personnalité ! Le somnambule peut dominer un débat par son débit de paroles, il peut avoir passé sa vie à parler, il n’aura rien dit comparé à un homme qui ne parle presque jamais mais qui pense. Et dîner avec lui sera – pour celui qui pense – ennuyant, peu importe ses traits de caractères. Certains hommes les plus timides et introvertis ont beaucoup plus parlé que d’autres qui ont passé leur vie à dire des choses et à les crier à toutes les tables où l’on débattait ! Un milliard d’hommes qui parlent sans penser, un milliard de somnambules, n’arrivent pas à la cheville d’un homme muet et timide qui pense. L’animal peut avoir une personnalité, il peut être timide ou extraverti, dominant ou dominé, mais pour un homme, c’est son âme qui doit avoir une personnalité. L’âme de celui qui se moque de la vérité est plate, sans charisme et sans aucune personnalité. Elle est fade et rend son propriétaire ainsi que son discours terriblement banals.
Une personne qui se contente d’apprendre sans comprendre, qui ne vit pas pour penser et qui se moque de la vérité, est une personne sans personnalité. Une École où l’on se contente de demander aux élèves d’apprendre et où tous les ingrédients sont réunis pour les empêcher de penser, est une institution qui empêche la personnalité de ses élèves d’éclore, bref c’est une usine à calculettes, une fabrique de « machines utilisables mais non de personnalités ».
Une École ne doit pas se contenter de demander aux élèves d’apprendre ce que d’autres ont pensé, ce que d’autres ont compris. Tout cela, le cerveau peut le faire en étant éteint . Rendre toujours plus performante une calculette sans la faire penser est dangereux si cette dernière est une créature de la Nature, c’est-à-dire si une force naturelle sommeille en elle. Une force naturelle qui connaît quatre grandes lois : manger, se battre, fuir et se reproduire.
Celui qui vit pour penser, ou ce qui est pareil, pour connaître la vérité, doit avoir la sensation d’évoluer dans un monde d’individus sans personnalité. Je plains ce dernier et lui dis qu’en effet, la plupart des ses frères n’ont aucune personnalité : ils sont joueurs, grognons, câlins, ou timides comme peuvent l’être un chien ou un chat, mais ils n’ont aucune personnalité, puisqu’ils ne vivent pas pour penser. Ils sont pauvres.
1 Comment je vois le monde. Einstein