La solitude de l’ "homme civilisé" dans ce monde de "sauvages"


Celui qui ne brille pas pour manier les chiffres mais qui vit pour s’interroger peut avoir l’impression que celui qui manie les chiffres comme un virtuose des mathématiques mais qui est insensible à la vérité et qui se moque de la chercher, est une brillante calculette.

Ce qui me fait sourire : aujourd’hui où le progrès technologique ne cesse d’augmenter et où l’Homme se demande si la conscience pourra un jour pénétrer les ordinateurs, si des robots se mêleront un jour aux hommes, celui qui vit tellement pour penser qu’il ne peut pas s’en passer, doit déjà avoir un peu l’impression de cohabiter avec des ordinateurs. Des ordinateurs qui saignent mais des ordinateurs toujours. Ce pauvre-là, en mangeant à la table de frères qui ne vivent pas pour penser, doit avoir l’impression de participer à un repas entre machines. Des machines qui ont appris des choses mais qui sont insensibles à la vérité et ne vivent pas pour la chercher. La seule chose que celui qui vit pour connaître la vérité a en commun avec ses frères qui se moquent d’elle, la seule chose que celui qui ne peut pas vivre sans demander « pourquoi ? » a en commun avec ceux qui pourraient le dire mais qui ne le font pas, est la seule chose qu’il a en commun avec les animaux : des os, du sang, des poumons, et un moi aveugle programmé pour survire. Pour le reste, il est d’une autre espèce. Il y a presque autant de différences entre un homme qui vit pour penser et donc qui ne peut pas ne pas se demander « pourquoi ? » et un autre qui s’en moque, qu’entre un homme et un animal. Dans le monde des hommes insensibles à la vérité, celui qui vit tellement pour penser qu’il ne peut pas s’en empêcher doit avoir l’étrange et désagréable sensation de ne pas faire partie de la même espèce que ses frères. Et d’une certaine façon, il a raison. Celui qui se moque de la vérité et qui ne s’est jamais interrogé sur sa nature d’être humain est tellement different de celui qui ne vit que pour elle et qui a compris qui il était, que l’on peut presque parler de deux espèces, l’homme sauvage et l’homme civilisé. Avoir le corps et le cerveau d’Homo sapiens ne suffit pas pour être qualifié d’homme civilisé, pour cela, il faut vivre avec ce cerveau déconcertant, allumé. A la table des créatures de l’Univers, si les hommes qui peuvent vivre heureux sans penser sont attablés à deux assiettes d’écart des animaux, les hommes qui ne peuvent pas vivre sans penser, sont quant à eux, attablés à deux assiettes d’écart de leurs frères aveugles. Voilà pourquoi l’homme civilisé doit avoir la sensation d’évoluer avec une autre espèce. Il n’est pas à sa place dans le monde des sauvages. Il peut certes, en portant un masque, cohabiter, mais ce n’est pas sans frustration qu’il le fait. Quand il mange à une table remplie de milles têtes qui se moquent de la vérité, qui peuvent vivre sans dire « pourquoi ? », l’homme civilisé, philosophe malgré lui, est seul ; même si trois cents personnes sont assises à sa gauche, trois cents autres à sa droite et trois cents autres encore, en face de lui, une étrange sensation de solitude le gagne. Les bras, les cuisses et les pieds de ses convives peuvent le toucher, certes, mais rien d’autre.