C’est le moi pensant qui veut et peut comprendre. Les ordinateurs et les machines peuvent certes apprendre, ils peuvent même résoudre des équations, mais pour comprendre ce qu’ils font, il leur faudrait un cerveau conscient, un cerveau qui leur permettraient de se voir en train de résoudre ces équations et d’arriver d’une façon ou d’une autre à la conclusion : « j’ai compris », bref pour comprendre quoi que ce soit, il faudrait qu’ils pensent. Pour jouir après avoir résolu une équation, il faut avoir compris ce que l’on a fait, seul celui qui pense le peut. Celui qui jouit après avoir résolu une équation ou qui rit après avoir entendu une blague, le fait parce qu’il les a comprises. Les animaux peuvent rire, mais je ne pense pas qu’ils peuvent le faire parce qu’ils ont compris qu’une chose était drôle. Je ne crois pas que ce soit leur moi pensant qui active le rire. On sait aujourd’hui que le rire n’est pas le propre de l’Homme, mais je crois que l’ironie et l’humour si. Je pense même que c’est en ce sens-là qu’il faut comprendre la phrase de Rabelais. : "le rire est le propre de l'Homme".
La Nature a offert à nombreuses de ses créatures un cerveau capable de résoudre des équations, mais c’est seulement à l’Homme qu’elle a offert un cerveau capable de les résoudre et d’en être fasciné. C’est-à-dire de les résoudre en pensant, en pleine conscience. C’est cette capacité que l’École doit tenter de faire grandir.
Un élève peut très facilement sortir brillant de l’École en ayant beaucoup appris mais en n’ayant pas beaucoup compris, en sachant résoudre de nombreuses équations mais sans rien éprouver, parce que n’ayant pas réellement compris ce qu’il faisait : il est tel un brave chien qui a appris une série d’ordres de son maître mais qui est incapable de lui demander à quoi ils servent; il est incapable de poser une question et encore moins de vivre pour connaître la réponse et se contente d’apprendre sans penser et d’obéir au doigt et à l’œil à son maître qui peut l’utiliser comme un outil, c’est-à-dire comme quelque chose lui permettant d’améliorer sa productivité mais qui ne lui posera jamais de questions. Le chien de berger court des kilomètres chaque jour pour diriger le troupeau de moutons mais il est incapable de demander à son maître pourquoi il fait cela et de comprendre qu’il le fait pour que ce dernier mange du fromage. C’est un outil, mais aveugle. Comme une calculette, il est au point pour calculer mais est incapable de penser.
A l’École des chiens, le professeur se contente d’enseigner aux élèves à s’assoir, à se coucher, à venir au pied, à lire, écrire ou résoudre des équations, mais à l’École des hommes, non. A l’École des hommes, le professeur fait penser ses élèves avant de leur demander d’apprendre quoi que ce soit. Sinon ces derniers ressembleront vite à des outils.
La calculette sait résoudre de nombreuses opérations, mais est-elle capable de comprendre ce qu’elle fait ? Je pense que la calculette est un outil, autant que le cerveau. Ce dernier peut résoudre de nombreuses opérations sans être allumé, c’est-à-dire sans penser. Dans ce cas, il ne jouit pas de ce qu’il a réussi à faire, il n’a pas compris ce qu’il a fait et ressemble à une calculette au point pour calculer mais incapable de faire la plus grande chose qui soit possible de faire dans cette Voie lactée : poser une question, comprendre la réponse et comprendre qu’on l’a comprise.
Une calculette capable de résoudre les plus grandes équations du monde n’est rien comparée à un cerveau qui ne sait ni lire, ni écrire, ni compter mais qui peut demander : « pourquoi ? ». Un somnambule qui résout les plus grandes équations du monde est minuscule à côté d’un homme éveillé qui ne sait pas compter mais qui, étant éveillé, en a conscience. Mais pourquoi l’École ne pense-t- elle pas ainsi? Pourquoi préfère-t-elle les brillantes calculettes et ne s’efforce-t-elle pas de développer le moi capable de demander « pourquoi ? » de ses élèves ?
Sommes-nous autorisés à dire d’une calculette qu’elle a réellement compris ce pour quoi elle excelle, ou même à dire qu’elle est intelligente ? Je pense qu’elle est intelligente pour une machine, c’est-à-dire pour une chose fatalement aveugle, mais pour un homme, c’est-à-dire pour une chose capable de penser, il m’est difficile de parler d’intelligence quand le moi qui pense et qui comprend est endormi, même s’il parvient à résoudre les plus grandes équations du monde. La calculette est aveugle, elle peut résoudre des équations mais sans savoir qu’elle le fait, c’est-à-dire sans se voir en train de le faire, comme le somnambule. D’ailleurs je pense que les hommes qui sont parvenus à résoudre les plus grandes équations du monde, ceux qui ont trouvé de grandes réponses, y sont d’abord parvenus parce qu’ils étaient dotés d’un moi pensant mature, c’est-à- dire d’un moi pensant qui vivait pour s’interroger et trouver les réponses à ses interrogations et seulement ensuite parce qu’ils jouissaient de capacités cognitives supérieures à la moyenne. Car un homme qui est seulement doté de grandes capacités mais qui ne s’interroge jamais, ne trouvera aucune réponse et ne résoudra aucune grande équation.
Pour parvenir à trouver les grandes réponses, il faut d’abord se poser les grandes questions et vivre pour les trouver. Le moi pensant étant celui qui vit pour se poser des questions et pour trouver les réponses est celui qui veut comprendre, qui peut trouver beau et fascinant ce que ses sens lui présentent, qui peut jouir de comprendre une chose et être frustré de comprendre qu’il n’en comprend pas une autre. Il est celui que l’École doit tenter de faire grandir avant de tenter quoi que ce soit d’autre ! Demander à un somnambule d’apprendre des choses est absurde car il sera certes capable d’apprendre mais non de comprendre véritablement ce qu’il a appris et donc de prendre conscience de la beauté de ce qu’il apprend. C’est en réveillant un homme qui dort qu’on le prépare à l’émerveillement, et c’est à ce moment précis qu’il voudra comprendre toujours plus ce que ses yeux lui donnent à voir. Demander à des enfants d’apprendre des livres ou de résoudre des équations sans faire grandir leur moi pensant revient à demander à des somnambules d’apprendre des blagues sans les réveiller, ils pourront le faire mais ne riront jamais de ces blagues qu’ils apprennent et récitent brillamment.