Des gaveurs d’oies

Celle qui prétend être l’École demande à ses élèves de lire et d’apprendre ce qu’ils lisent sans les aider à allumer leur cerveau, sans les faire penser, pire en les empêchant de le faire. Elle leur demande de lire et d’apprendre ce qu’ils ont lu sans faire grandir leur moi qui a faim de connaissances, pire en coupant l’appétit à ce dernier. Pour qu’une personne ait faim de réponses, on la laisse méditer sainement et sereinement. Alors on constatera que cette sensation viendra naturellement. Au contraire, on ne lui donnera pas faim mais plutôt la nausée en lui ordonnant de manger sous la contrainte et la pression. On ne peut forcer un homme à avoir envie de comprendre en le fouettant. Pour qu’il connaisse cette envie, on laisse sa curiosité sortir ses antennes dans une ambiance saine et sereine, sans lui faire violence. Si on ne réunit pas les conditions nécéssaire pour qu’elle s’éveille et qu’on la brusque, elle rentrera dans sa coquille comme un escargot à qui l’on touche les antennes. La curiosité est une antenne fragile qui ne demande qu’à sortir examiner le monde. L’École devrait avoir pour mission d’aider ses élèves à sortir leurs antennes, elle devrait réunir toutes les conditions pour qu’ils les sortent, au lieu de cela, elle réunit toutes celles pour qu’ils ne les sortent pas : elle tire dessus ! Cesse de me lire un instant et va dans un jardin chercher un escargot ! Laisse-le prendre confiance et tu constateras qu’il sortira les antennes de sa coquille. Touche-lui ensuite une antenne et tu verras comment se comporte l’École avec ses élèves aujourd’hui ! Si on veut qu’un escargot lise des livres ainsi que le livre de l’Univers, il faut le laisser sortir de sa coquille, c’est-à-dire le mettre en confiance pour qu’il ait envie de voir ce qu’il se passe dehors et de découvrir les secrets de la Nature, mais ne surtout pas lui dire de sortir ses antennes parce que c’est la loi, et pire, tirer dessus !

Alors que l’École devrait être le temple de la pédagogie, elle réunit toutes les conditions pour tuer chez ses élèves l’envie de découvrir les secrets de l’Univers.Quand on impose d’aller se coucher à un petit enfant en lui disant que c’est l’heure de dormir, que c’est la loi, etc, on lui impulse toutes sortes de sensations, sauf le sommeil. Alors qu’on veut le contraire, on le pousse à lutter contre le sommeil, quand bien même ce dernier tape à la porte. Le parent intelligent sait que pour parvenir à endormir le petit enfant, il faut réunir les ingrédients nécessaires, ceux qui appelleront le sommeil, surtout pas ceux qui le chasseront. Quand on demande à un enfant d’apprendre sa leçon, sans avoir réuni les ingrédients pour qu’il ait envie de connaître, c’est-à-dire sans avoir éveillé sa curiosité, fruit de son moi pensant, il est logique que ce dernier fasse tout pour ne pas apprendre sa leçon et s’ennuie en le faisant. On a alors, comme le parent qui tente d’endormir son enfant et qui l’emmène à la foire, réuni toutes les conditions pour qu’il ne s’endorme pas, on a failli à sa mission.

L’enfant a besoin de dormir, mais lui demander de le faire sans réunir les ingrédients favorables au sommeil, c’est- à-dire lui demander de dormir alors qu’il est en train de courir, sauter et crier avec ses petits camarades, est absurde. Il faut être aveugle pour faire une chose aussi insensée ! Pour qu’un enfant qui joue à cache-cache s’endorme, on réunit les conditions nécessaires pour que le sommeil arrive, on le fait d’abord quitter l’endroit où se déroule le jeu, puis on tente de réunir tous les ingrédients qui le feront bailler ; alors, on constatera que le sommeil arrive de façon naturelle. Pour qu’il apprenne ses leçons avec joie, on fait d’abord grandir son moi pensant, alors on constatera qu’il les apprendra avec appétit. Tenter de faire apprendre des livres avec passion et joie à un enfant, assis dans une salle où tous les ingrédients sont réunis pour anesthésier son moi qui s’interroge revient à tenter d’endormir un jeune enfant au beau milieu de la kermesse, c’est impossible. Je ne dis pas que l’entreprise où se rendent les enfants tous les matins est le pire pédagogue qui existe pour provoquer, mais parce que j’en suis frustré. Que le pire pédagogue sur terre soit l’École est déjà quelque chose d’incompréhensible, mais que personne ne l’hurle me désoriente totalement ! Que ceux qui y envoient leurs enfants ou qui y travaillent ne s’en rendent pas compte, n’est pas seulement incompréhensible, c’est perturbant !

C’est précisément quand on demande au petit enfant d’aller se coucher qu’il a le moins envie de dormir. En revanche quand on ne lui dit rien et qu’on le laisse assis sur le fauteuil, sur le siège de la voiture, ou dans son hamac, il s’endort naturellement. On a, dans ce cas, laissé venir sainement et sereinement le sommeil, on a laissé l’enfant libre, on a réuni tous les ingrédients pour qu’il s’endorme. On a alors réussi sa mission de parent. L’École n’a pas réussi sa mission, puisque l’enfant entre dans ses murs le cerveau plein de questions et au lieu d’en ressortir avec une curiosité attisée, en ressort lassé et échaudé. Le moi qui s’interroge éteint !

La mission principale de l’École n’est pas de donner à manger à ses élèves, mais de leur donner faim. Une fois qu’ils auront faim, leur raison de vivre sera de manger et de trouver de la nourriture. Et là, l’École pourra les inviter à table. Ce moi qui a faim de vérités, c’est le moi pensant. Pour que ce dernier grandisse, il faut réunir les conditions nécessaires, or celle qui se prétend être l’École ne les réunit pas. A défaut de donner faim à ses élèves, elle leur donne la nausée !

Ceux qui demandent à des enfants d’apprendre des livres sans les faire penser auparavant, ressemblent à des gaveurs d’oies. Les pauvres oies que l’on gave ont certes l’estomac rempli, mais elles ne savent pas ce qu’est la faim, elles ont vécu toute leur vie sans avoir faim, puisqu’avant même d’avoir pu la ressentir, on leur a fait ingurgiter de la nourriture. Un enfant que l’on contraint à apprendre sans lui laisser le temps de penser aura avalé des tonnes de livres, de leçons, son cerveau sera bien rempli de connaissances, mais éteint. Il n’aura jamais savouré ce qu’il a appris, pas plus que les oies ont savouré ce qu’elles ont mangé.

Pour que l’enfant pense, il faut lui en laisser le temps. Lui demander de courir et d’apprendre sans jamais le laisser digérer tranquillement entre deux repas, c’est lui donner la nausée. Si aujourd’hui certains sont choqués des conditions de vie des oies que l’on gave, demain beaucoup seront choqués de ce qu’était l’École de leurs ancêtres.

Le mauvais parent ne sait pas éveiller l’appétit de son enfant. Il le laisse manger des sucreries une heure avant le repas, puis s’en prend à lui une fois à table pour qu’il finisse son assiette. Il le force à manger alors que ce dernier n’a pas faim à cause de lui. Le pauvre petit finit par redouter les repas au lieu de les considérer comme des moments conviviaux. Mais quelle crédibilité ont des parents qui coupent la faim naturelle de leurs enfants ? Mais qui peut croire en l’École qui empêche ses élèves de penser ?

Que l’on laisse les enfants qui ne veulent pas manger quitter la table et on constatera qu’ils auront faim tôt ou tard. Qu’on laisse quitter la salle de classe le petit escargot qui ne veut pas manger de livre ou, ce qui est pareil, apprendre des leçons, mais qui veut comprendre le monde, et on constatera qu’il quittera cette salle en rampant et ne se contentera pas de sortir les antennes de sa coquilles mais sortira son corps tout entier ! On constatera parfois avec stupéfaction qu’il n’était pas un escargot mais une petite chenille ; une petite chenille qui, laissée libre de penser, ne tardera pas à voler avec les autres papillons qui ont, eux, eu le temps et la liberté de réaliser leurs cocons, ou, ce qui est pareil de penser. Qu’on laisse Einstein et Darwin sortir des cours de Mathématiques et de Sciences Naturelles pour prendre le bateau de la pensée, et on les verra quitter le port pour revenir avec de belles théories. Au contraire, qu’on les attache dans une salle, sur une chaise, en leur demandant d’apprendre des livres sans penser, et on leur fera non seulement croire qu’ils n’aiment pas l’École, mais aussi, parfois, qu’ils sont de mauvais élèves. Je n’ai pas peur de dire que l’École peut tuer son meilleur élève et qu’elle a dû le faire plus d’une fois. L’École devrait laisser davantage de libertés à ses élèves pour qu’ils puissent enfin penser. Dans le monde des chenilles, l’École qui empêche ses élèves de réaliser leurs cocons mais tente de les rendre intelligents est tout sauf une École. Dans ce monde, la mission première est d’aider les petites chenilles à réaliser leur cocon, tout le reste n’est que détail ! Si dans le monde des chenilles, il y avait une École qui se contentait de demander à ses élèves d’apprendre des livres, assis dans une salle de classe, des livres qui expliquent ce que voler veut dire, sans jamais les aider à réaliser leurs cocons, pire en les empêchant de les réaliser, alors cette École serait une imposture. Il me semble logique de devoir laisser penser les élèves. Toute prise de conscience est le résultat d’un moi pensant que l’on a laissé libre de faire son travail, de penser. Ce moi pensant, c’est cette partie de nous qui a compris qu’il y avait des choses à comprendre et qui aura envie de les comprendre, c’est aussi cette partie de nous qui comprend qu’elle n’a pas compris une chose, qui voudra la comprendre et qui vivra pour cela.

Celui qui finit par comprendre quelque chose est toujours celui qui, avant d’y parvenir, avait compris qu’il ne l’avait pas comprise et avait envie de la comprendre. Celui qui n’a jamais faim ne mange jamais et finit par mourir, et celui qui se moque de comprendre et de s’interroger finit par tuer son moi qui veut connaître la vérité. Il finit aveugle, insensible à la vérité et jouissant d’une conscience faible. Il s’éloigne de l’homme mature et civilisé et se rapproche de l’animal et de l’homme immature.