Celui qui a compris que choisir son maître n’est pas démocratique l’avait compris sans avoir attendu que d’autres en fassent le constat. Il le savait mais ne savait pas qu’il le savait. Eh oui, « les meilleurs livres sont ceux qui racontent ce que l’on sait déjà[1] ». Tout comme les meilleures idées ou concepts. Je pense que beaucoup de gens savent, consciemment ou inconsciemment, que choisir leur maître ne leur offre pas le pouvoir, il les en prive. Mais ils n’ont pas les mots pour le dire. C’est là une des tâches du philosophe que de leur offrir ces mots ou de faire parvenir à leur conscience ce qui est enfoui quelque part dans leur esprit. De mettre des mots sur leurs maux. Ce que le psychologue est pour l’individu, le philosophe l’est pour les peuples. Le philosophe véritable est le soigneur de l’âme des peuples : il leur explique comment et pourquoi ils vont mal. C’est un être de lumière envoyé par l’Univers pour éclairer les hommes. Les vérités sont des graines germées et toute personne éveillée possède ces graines de vérité quelque part dans son esprit. Cependant il faut arroser ces idées pour qu’elles grandissent et que la conscience fasse un jour naître un grand arbre sur lequel on discerne nettement les problèmes et leur cause : l’arbre de la connaissance des origines des malheurs humains. Hélas, une grande partie des hommes ne cherchent pas la vérité, sont incapables de douter de ce qu’ils ont passivement appris et sont par conséquent facilement aliénables, manipulables et sujets à la propagande. Comment faire pour savoir à quel type de personne a-t-on affaire dans un débat : un « somnambule » ou une personne qui tend vers la sagesse ? Eh bien, on lui dit qu’elle n’évolue pas au Paradis mais en Enfer et on observe sa réaction. Ou plus simplement, on lui dit qu’elle ignore la réalité. Si elle n’est pas capable d’intérioriser un tant soi peu l’idée « Et si c’était vrai ? », si elle s’endort le soir dans l’indifférence la plus totale ou pire, si elle s’emporte contre cette idée et ne veut plus en entendre parler, alors on a affaire à un parfait « somnambule ». Eh oui, si une personne s’offusque à la simple idée qu’elle soit dans le faux, c’est qu’elle ne veut pas ou ne peut pas intérioriser un questionnement sain. Questionnement sain qui est lui-même la condition nécessaire pour faire émerger un débat sain. En d’autres termes, si ton interlocuteur est incapable de remettre en question ses propres croyances, c’est que tu as a affaire à un « somnambule » : une personne dotée d’un moi-pensantimmature et se fichant de la vérité. Un « somnambule » qui peut, certes, parfois être capable de résoudre de grandes équations parce qu’il est doté de brillantes capacités cognitives, mais un « somnambule » quand même ! Un somnambule dont l’esprit critique quasi inexistant empêche de débattre authentiquement. Je le répète, une personne motivée par la vérité, capable de remettre en question ses croyances et devant débattre avec une autre personne, quant à elle insensible à la vérité, incapable de remettre en question ses croyances, jouissant d’un esprit critique faible, aura la sensation de débattre avec un somnambule. Et d’une certaine façon, ce sera le cas : l’esprit critique de son interlocuteur sera tellement endormi que l’on pourra bel et bien parler d’une forme de somnambulisme intellectuel. En revanche, si le premier réflexe de l’interlocuteur à qui l’on dit qu’il ignore la réalité est de demander : « Pourquoi dis-tu cela ? », alors on a probablement affaire à une personne qui a besoin de sens, qui veut sincèrement comprendre et qui est motivée par la vérité. Bref, une personne qui ose savoir. Une personne qui tend de façon sincère et naturelle vers la sagesse.
J’ai l’intuition que les personnes de la même veine qu’Étienne Chouard savent depuis leur tendre enfance que choisir un maître ne leur donne pas le pouvoir. Un enfant le sait ! Mais elle sont allées plus loin et ont fait, je pense, ce que peu de gens ont fait : elles ont pris conscience qu’elles le savaient et ont mis des mots sur cette prise de conscience. Comment ? Parce que ce sont des êtres éveillés : des personnes capables de douter des leçons apprises à l’école, des êtres qui cherchent la vérité, bref des esprits qui tendent vers la sagesse.
Je sais également depuis tout petit que l’on ne dispose pas du pouvoir en choisissant son maître mais c’est en écoutant Étienne Chouard quand j’étais jeune que j’ai pris conscience que je le savais. Les gens qui s’interrogent sincèrement et qui recherchent la vérité le savent tous mais ne savent pas forcément qu’ils le savent. Ils convient donc de les aider à en prendre conscience mais surtout d’aider les autres qui ne vivent pas pour penser à faire grandir leur moi-pensant, afin que leur cerveau devienne réceptif et n'ait plus besoin que d’un peu d’eau — de mots — pour discerner nettement la cause des causes de tous leurs maux citoyens, c’est-à-dire pour réaliser la plus grande prise de conscience émancipatrice qu’un citoyen puisse réaliser.
[1] George Orwell, 1984