Pour libérer un prisonnier de la Caverne, on ne lui montre pas la vérité : on fait grandir en lui son désir de la connaître
Dans la Caverne des aveugles ou dans la matrice, il ne sert à rien de montrer le réel ou la vérité à ceux qui ne veulent pas les voir. Il faut avant toutes choses qu’ils aient envie de les connaître. Sans cela, tu auras beau leur mettre le réel sous les yeux, lecteur, ils s’accrocheront aux ombres, au récit, à la doxa. Ce qu’il convient de faire ? Faire grandir ce moi intérieur qui veut connaître la vérité, et que je nomme le moi-pensant. « Ose savoir[1] » te dit Kant, eh bien faisons grandir en nous ce désir d’oser savoir, ce vouloir-savoir.
Mon postulat pourrait se résumer à cela : toute personne qui n’est pas restée intérieurement de marbre après avoir entendu quelqu’un lui expliquer qu’elle n’était pas en démocratie, toute personne qui a été troublée par un tel discours la première fois qu’elle l’a entendu, était déjà une personne réveillée avant même d’avoir entendu ce message. Elle était réveillée mais, à l’instar de Néo[2] dans la Matrice, inconsciente de la réalité qu’elle vivait. En effet, dans le film Matrix, le personnage de Néo ne s’est ni réveillé lorsqu’il a compris qu’il était dans un programme informatique ni lorsqu’il est sorti de ce programme. Il s’est réveillé quand, après avoir entendu un discours lui disant qu’il ignorait tout de la réalité, il a été capable d’intérioriser l’idée : « Et si c’était vrai ? Et si j’étais dans un leurre depuis ma naissance ? ». C’est grâce à cette sagesse intérieure, à ce doute méthodique cartésien ancré en lui et le poussant à tout remettre en question, y compris ses croyances les plus profondes, qu’il a pu prendre conscience qu’il vivait dans un leurre. Platon explique admirablement cela avec son allégorie de la Caverne où, le philosophe, celui-là même qui à l’instar d’un Descartes ou d’un Néo, est capable de douter de tout, et sera considéré comme fou par les prisonniers de cette sombre Caverne. Par ceux-là mêmes qui sont incapables de douter de ce qu’on leur montre ou de ce que l’autorité leur inculque.
Là est le point essentiel de mon postulat, de mes essais : le moment où le philosophe se réveille dans la Caverne n’est pas le moment où il en sort mais celui où il est capable de se demander : « Et si j’évoluais dans une caverne où l’on me dupe depuis toujours ? » et de douter de la réponse. Je le répète, contrairement à ce qu’il pense peut-être, Étienne Chouard ne s’est pas réveillé lorsqu’il a pris conscience qu’il n’était pas en démocratie. De même qu’un Platon qui est capable de se demander : « Et si j’étais prisonnier d’une Caverne qui m’empêche de voir la réalité ? » ou d’un Néo qui a les « ressources intérieures »[3] pour se demander : « Et si j’étais prisonnier d’une Matrice qui m’empêche de voir la réalité ? », Étienne Chouard a été capable de se demander : « Et si j’étais prisonnier d’un leurre démocratique ? ». Il a ensuite douté de la réponse et l’a sincèrement recherchée. Tel René Descartes, il a eu les épaules assez larges pour remettre en question ses croyances les plus profondes et ce dans le but de connaître la vérité.[4] Il a osé savoir. Les prisonniers de la Caverne sont prisonniers pour la même raison que les prisonniers de la Matrice, ils ne recherchent pas la vérité et sont incapables de douter : s’interroger et remettre en question leur statut. Dans la Caverne, dans cette prison mentale invisible et générée par un moi-pensant immature, la « cause des causes » sera toujours que les gens sont prisonniers de cette Caverne, c’est-à-dire qu’ils ne vivent pas pour connaître la vérité et donc pour se demander si ce qu’on leur dit est vrai ou non mais rient de celui qui en est capable : de celui-là même qui tend vers la sagesse. Le monde dans lequel on vit est tellement peuplé de personnes de cette nature que pour celui en quête de vérité, la Terre est une véritable Caverne de Platon à ciel ouvert ! Eh oui, pour Platon, le philosophe est un éternel étranger parmi les siens, il évolue dans une « caverne » avec des gens qui, contrairement à lui, ne prennent jamais conscience de l’endroit où ils se trouvent. Pire, il évolue dans une « caverne » avec des gens qui ne se demandent jamais si tout ce qu’ils imaginent être vrai depuis leur enfance peut être faux, et ce parce qu’ils se moquent de connaître la vérité. Le philosophe étant minoritaire ici-bas, dès lors on peut affirmer que pour ce dernier, notre monde et ses « fourmilières humaines » sont de réelles Cavernes de Platon. La plus-value que j’apporte à ce constat général est l’idée selon laquelle les gens ne sortent pas de cette Caverne quand on leur montre le réel mais quand ils sont capables de se demander s’ils n’en seraient pas les prisonniers. C’est-à-dire quand ils pensent, doutent, et cherchent la vérité. Le point essentiel de l’allégorie de la Caverne de Platon n’est pas que les prisonniers voient le faux depuis leur enfance mais qu’ils ne veulent pas voir le vrai ! Ce qui est différent et m’amène à envisager de travailler sur un autre angle d’attaque : je soutiens que l’on ne libère pas un être humain prisonnier de la Caverne en lui montrant le réel mais en faisant grandir en lui, ce moi intérieur capable de se questionner : « Et si tout ce que je sais depuis mon enfance était faux ? ». En s’adonnant sérieusement à cela, c’est tous les maux du genre humain qui s’évaporeront. Je le répète, pour délivrer un homme du mensonge, du faux, on ne lui montre pas la vérité, le réel : on fait grandir en lui son désir de les connaître et sa capacité à les affronter. Son vouloir-savoir. Ce désir qui était présent en lui dans son enfance et qui a été étouffé par la société jusqu’à disparaître totalement. La mission première des hommes est donc de faire grandir leur moi-pensant. Absolument.
[1] « Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! » Qu'est-ce que les Lumières ? Kant
[2] Personnage principal du célèbre film des Wachowski qui, à l’instar de tous les hommes, vit dans un programme informatique et choisit délibérément de voir le réel quand on le lui propose.
[3] « Si l’autorité leur demande d’agir à l’encontre des normes fondamentales de la morale, rares sont ceux qui possèdent les ressources intérieures nécessaires pour lui résister ». Soumission à l’autorité. Stanley Milgram
[4] « Pour toutes les opinions que j’avais reçues jusqu’alors en ma créance, je ne pouvais mieux faire que d’entreprendre, une bonne fois, de les en ôter, afin d’y en remettre par après, ou d’autres meilleures, ou bien les mêmes, lorsque je les aurais ajustées au niveau de la raison. Et je crus fermement que, par ce moyen, je réussirais à conduire ma vie beaucoup mieux que si je ne bâtissais que sur de vieux fondements, et que je ne m’appuyasse que sur les principes que je m’étais laissé persuader en ma jeunesse, sans avoir jamais examiné s’ils étaient vrais ». Discours de la Méthode. Descartes