« Dieu se rit des créatures qui déplorent les effets dont elles chérissent les causes[1] ».
Argumentum ad pejus ou sophisme du pire
En fait, lecteur, tout est vrai dans cette citation que l’on attribue à Bossuet, tout, à un détail près : ce n’est pas Dieu qui se rit des pauvres naïfs, c’est le Malin. Dieu, au contraire est lumière et compassion, il veut ouvrir les yeux aux brebis égarées. Il n’aime pas les voir se battre ou pester contre les problèmes qu’elles alimentent à leur insu. Le Malin, lui, aime les voir en cortège bêler leur mécontentement, quinquennat après quinquennat, sans comprendre qu’en se contentant de faire cela, elles entretiennent ces problèmes. À peine un gain de cause obtenu, que le troupeau, aussi dense et volontaire soit-il, se verra pris dans d’autres combats déjà programmés dans la longue liste des réjouissances du Malin. Je le répète, ce dernier veut voir le peuple manifester, cela l’amuse. Dieu, au contraire, a à cœur de réveiller les consciences et l’esprit des « somnambules » qui défilent sans se rendre compte de la stérilité de leur action. Il veut qu’ils réalisent la « révolution véritablement révolutionnaire »[2], celle spirituelle. Celle qui engendre les grandes prises de conscience et qui permet aux peuples de s’attaquer à la cause première de leurs problèmes et non de seulement défiler dans la rue pour les dénoncer. Le Malin sait que les manifestations où le peuple peste contre ses maux ne sont pas seulement stériles mais entretiennent le plus grand de tous ses maux : ce système qui n’offre au peuple que la possibilité de crier son mécontentement comme contre-pouvoir face aux lois que votent ses représentants. Quel chef-d’œuvre ! Le droit de manifester est l’un des plus beaux culs-de-sacs prévus par le gouvernement. Eh oui, lecteur, un système qui offre uniquement la possibilité de crier son mécontentement comme moyen de s’opposer aux lois indésirables semble une invention diabolique : le Malin se réjouit de ces rassemblements stériles mais bruyants qui donnent l’illusion aux manifestants rugissants qu’ils peuvent influencer leurs représentants élus « démocratiquement ». Un peuple qui n’a que les manifestations comme moyen de s’opposer aux lois de ses représentants n’est pas un peuple en démocratie. Un peuple qui ne le comprend pas fera perdurer ce régime non démocratique en manifestant ad vitam aeternam contre les conséquences du mal — les mauvaises lois — et non contre le mal lui-même — il délègue le pouvoir, il choisit ses maîtres.
Un tel peuple ne comprendra pas que les concerts de rue ne feront pas chuter le pouvoir mais le feront bien rire. Pire, il ne comprendra pas que ces concerts seront utiles au système qui les organisera lui-même.
Mais réflexion faite, il y a pire encore qu’un peuple manifestant contre des conséquences sans en avoir identifié les causes et sans comprendre qu’une telle attitude est favorable au pouvoir : il y a les gens qui rétorquent à ceux dénoncent le manque de démocratie dans leur pays, que « c’est pire ailleurs, qu’il existe des pays où la coercition est plus grande, qu’il en existe d’autres où les gens n’ont même pas le droit de manifester etc. » Cet argument du « pire ailleurs », je le dénonce, mieux, je lui donne un nom pour mieux combattre le fléau qu’il symbolise : argumentum ad pejus ou sophisme du pire. Eh oui, lecteur, si « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur de ce monde[3]», ne pas les nommer est pire. On ne peut se battre ou dénoncer un fléau efficacement, sans le nommer. Il y a beaucoup de choses à faire dans l’entreprise qui consiste à se battre contre un fléau, mais la première de toutes, c’est de le nommer. Cet argument du « pire ailleurs » est très dangereux. D’une part parce que le fait qu’ailleurs soit pire, n’est pas une raison pour ne pas dénoncer ce qui ne va pas chez soi et d’autre part parce cet argument laisse sous-entendre que si la réalité est pire ailleurs, c’est que nous sommes en démocratie. Ce qui n’a aucun sens. Un peuple peut tout à fait ne pas évoluer au sein d’une franche dictature sans pour autant être sous un régime démocratique. Un autre peuple peut tout à fait évoluer au sein d’une véritable dictature, bien qu’il en existe des plus violentes ailleurs. Bref, le fait qu’ailleurs soit pire, n’est ni une garantie que tu évolues en démocratie, ni une preuve que tu n’évolues pas en régime autoritaire. Pire, cet argument est très dangereux en ce sens qu’il inhibe le questionnement du peuple sur son niveau de démocratie, ce qui est un handicap pour sa progression vers une société plus juste. Je le répète, ne pas voir le danger de l’impossibilité de s’interroger sur le degré de démocratie de son pays ou de l’impossibilité de mettre la lumière sur des problèmes qui y existent, sous prétexte « qu’ailleurs, c’est pire », est inquiétant ! Cet argument est nocif pour la liberté d’expression et la souveraineté d’un peuple : il empêche les humains de dénoncer un autoritarisme naissant parce qu’il en existe un autre plus violent ailleurs ! Il s’agit d’une réelle manipulation de masse dont le but est d’interdire au citoyen de s’interroger sur son régime politique ou de faire naître en lui la crainte de se ridiculiser en le qualifiant d’autoritaire sous prétexte qu’il existe des autoritarismes pires ailleurs.
[1] Bossuet
La citation originale est : « Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics quand on ne s’oppose pas а ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je? Quand on l’approuve et qu’on y souscrit. » Histoire des variations des églises protestantes
[2] « La révolution véritablement révolutionnaire se réalisera, non pas dans le monde extérieur, mais dans l’âme et la chair des êtres humains ». Le Meilleur des mondes. Aldous Huxley
[3] Camus